Taman Negara : un petit tour dans la jungle malaisienne (2/2)

 

Du 18 au 27 janvier 2018

Ce qui était prévu

 

Après quelques jours à Malacca, nous sommes remontés vers le Taman Negara (qui signifie parc national en malais), premier parc national créé en Malaisie, et considéré comme l’une des plus anciennes forêts tropicales au monde. Nous avions repéré une excursion de trois jours et deux nuits dans la jungle à faire en groupe avec guide, en plus d’une balade sur des ponts suspendus en bois, à hauteur de la canopée (entre 20 et 30 mètres). 

Arrivée au parc après 2h de pirogue à moteur
Arrivée au parc après 2h de pirogue à moteur

Un changement de planning...

 

En arrivant à notre hébergement à Kuala Tahan, village attenant au parc, il y avait une magnifique représentation peinte sur un mur, qui reprenait les possibilités d’excursions dans la jungle environnante. Vincent a bien évidemment remarqué la randonnée menant au sommet du mont Guhun Tahan (2187 mètres). Les propriétaires de la maison d’hôte, encore une fois très accueillants, nous ont expliqué toutes les excursions possibles dont la randonné de sept jours dans la jungle pour l’ascension du mont, point culminant de la Malaisie péninsulaire. Vincent, qui entre temps avait fait des recherches sur internet, a posé plusieurs questions sur cette randonnée en particulier et Mélanie a senti son intérêt. Le propriétaire assurait que la randonnée était difficile et que peu de touristes y allaient. 

Nous nous sommes ensuite dirigés vers une des nombreuses agences du village, conseillée par la guest-house, afin de voir s’ils pouvaient nous organiser l’excursion de trois jours. Nous en avons quand même profité pour qu’il nous refasse un topo sur les différentes excursions. Ils nous ainsi appris que la randonnée de sept jours n’était pas ouverte aux touristes, car c’était le début de la saison et le chemin n’avait pas encore été dégagé par les rangers du parc. Nous leur avons donc réservé l’excursion de trois jours pour le lendemain, mais il fallait être un minimum de personnes par groupe et pour l’instant nous étions les seuls. Nous allions revenir aux nouvelles le soir. 

Nous avons ensuite traversé la rivière pour aller prendre encore une fois des informations au bureau du parc. Là, les rangers nous ont affirmé que si, la randonnée du Mont Guhun Tahan était ouverte, que le chemin était praticable même sans qu’il ait été nettoyé. Si nous étions intéressés, il fallait monter au bureau des rangers à quelques mètres de là. Sans en avoir vraiment parlé tous les deux, nous sommes donc montés, histoire de glaner encore quelques informations. Etions-nous déjà en train de nous projeter ? En fait, pas besoin de passer par une agence, les rangers pouvaient eux-mêmes contacter un guide habitué à ce trek-là. Selon eux, le trek était plutôt difficile car bien entendu ça montait, mais aussi dans la jungle, la forte humidité entrainait une sudation excessive qui rendait les efforts plus difficiles, particulièrement s’il faisait chaud. Bien sûr, il fallait porter toute sa nourriture et le matériel de camping car il n’y avait aucune présence humaine ni même aucune installation dans le parc. La randonnée de 100 kilomètres durait en théorie une semaine, plus ou moins selon le rythme de marche. Elle se composait d’une première journée avec peu de dénivelé, suivie d’une journée de montée, puis encore une où on traversait sept fois une rivière. Ensuite, il y avait deux (ou trois) journées de montée raide pour atteindre le point culminant et enfin deux ou trois jours de descente. Si nous étions décidés, ils pouvaient contacter un guide dans la journée pour un départ le surlendemain, le temps de s’organiser niveau nourriture et matériel. Le tarif du guide pour les sept jours nous paraissait très raisonnable par rapport à notre budget hebdomadaire et cette fois il n’y avait pas de minimum de participants.

Nous sommes donc repartis du bureau la tête en ébullition. Ayant prévu une grosse matinée pour le parcours sur les ponts suspendus et la balade dans la jungle à côté, nous nous sommes laissés ce temps pour nous décider. A vrai dire, tout au long de la matinée, nous n’avons même plus mentionné l’excursion de trois jours, nous étions déjà en train d’énumérer ce qu’il faudrait emmener. Et puis, la petite randonnée balisée dans la jungle a fini de nous convaincre : la première partie se faisait sur une plateforme en bois tout du long, avec des marches jusqu’à une colline (où s’offrait comme par hasard un point de vue sur le désormais connu mont Guhun Tahan). Pour la descente, il n’y avait plus de plateforme, le chemin était directement sur la terre glissante, où des cordes pouvaient fournir une aide à des moments où la pente était plus raide. Alors que nous voyions plusieurs touristes avec guide faire demi-tour pour emprunter le même chemin qu’à l’aller, nous avons choisi de faire la boucle. La fin était boueuse, mais nous avons apprécié l’effort dans ce cadre végétal. Même la découverte des sangsues qui s’étaient accrochées à nos chevilles ne nous a pas fait changer d’avis. Le soir même, le guide contacté par les rangers est venu nous rencontrer à la guest-house et nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain pour aller faire des courses dans la grande ville à 70 kilomètres de là. Son nom était si long et si compliqué que tout le monde l’appelait Happy.

La veille du départ

 

En faisant les courses, nous avons été surpris de voir notre guide prendre une boîte de 12 œufs pour faire des omelettes, en plus des tubes de chocolat liquide (la seule forme de chocolat pouvant ici survivre hors du frigo). Nous pensions seulement amener des aliments de base, de la nourriture sans plaisir. Nous avons cependant compris que lui, étant souvent parti dans la jungle, devait avoir besoin d’un peu de confort alimentaire. Il a hésité devant un pot de confiture puis a pris à la place des citrons verts et un kilo de sucre pour se faire des thés citronnés…! Nous avions quand même fait plutôt simple pour les menus : des biscuits divers et variés pour les petits-déjeuners, des noodle à faire bouillir pour les déjeuners et pour les diners, du riz avec des anchois séchés, de la sauce soja, des oignons (si si, essentiels !) et de l’omelette. Devant notre charriot rempli, nous appréhendions déjà le poids de nos sacs pendant le trek. Et il nous restait encore la tente à acheter. D’ailleurs, cela n’a pas été si simple. Dans l’unique magasin qui en vendait, les tentes se composaient d’une seule couche de tissu, non imperméable ! Etonnant pour le climat équatorial de la Malaisie, car les averses sont loin d’être rares et sans conséquence. Le terme « saucée » conviendrait d’ailleurs mieux. Le guide nous a alors proposé d’acheter une grande bâche imperméable, il nous prêterait sa tente et l’abri recouvrerait tout le monde. Il nous a assuré qu’il n’avait pas besoin de tente, que de toute façon il ne l’emmènerait pas. Le soir, il était temps de faire les sacs. Nous avons rempli nos cinquante litres, choisissant de nous passer de matelas. Sur les conseils du guide, il fallait aussi porter en plus trois litres d’eau par personne, donc trois kilos. Il y aurait quand même des points de ravitaillement chaque midi et chaque soir. Nous étions bien contents d’avoir notre gourde avec filtre intégré, cela aurait été compliqué avec des pastilles de chlore… Finalement cela allait, les sacs étaient lourds, mais c’était raisonnable. Et puis, ils allaient s’alléger au fur et à mesure grâce à la nourriture consommée. Happy nous a fait remarquer que si le sac allait s’alléger, la fatigue musculaire ajouterait des kilos factices. Certes. Son sac de 75 litres paressait par contre bien lourd. Nous n’avons pas franchement insisté pour lui prendre d’autres affaires, nos sacs nous paressant déjà plus lourds que pour notre trek au Népal…

Premier jour

 

Le lendemain, nous avons dû attendre l’ouverture du bureau des rangers pour partir. Ils devaient lister la quantité de plastiques, de conserves, de piles et de batteries que nous prenions avec nous et que nous devrions ramener à la sortie du parc. Cela fait (à la louche), il était temps d’y aller.

 

Nous avions seulement 13 kilomètres à parcourir sans trop de dénivelé, la journée devait être plutôt facile. Forts de notre première expérience au Népal, c’est du moins ce que nous nous étions dit. La journée nous a en fait paru interminable.

 

Dans la jungle, le rythme n’est pas le même... Il était impossible de marcher d’un bon pas, ou du moins pas longtemps. Il y avait souvent un obstacle à franchir ou à éviter et parfois Happy devait sortir la machette. Nous ne comptions cependant plus les troncs d’arbre que nous franchissions, parfois plusieurs d’affilée, sans reposer le pied à terre entre. Nous entendions même d’autres arbres tomber ; au loin, heureusement ! En fin de période de mousson, le sol était encore très humide donc trop instable pour certains arbres qui cédaient avec le coup de vent de trop.

 

 

En plus, Happy, qui nous avait confié que la reprise après deux mois de pause allait être difficile, s’arrêtait sans cesse sur des troncs pour se reposer, balançant son sac à terre : « Take a rest. ». Pendant que les pauses s’enchaînaient, les kilomètres, eux, ne défilaient pas !

 

Nous faisions les pauses assis sur les troncs tombés, les pieds hors de la boue, pour éviter que les sangsues avoisinantes viennent jusqu’à nous. Nous avons très rapidement appris la traduction du mot « sangsue » en anglais que nous utilisions tout le temps au pluriel… : « litchees ». En fait, nous passions notre temps à vérifier nos pieds afin de stopper leur ascension sur nos chaussures et nos chaussettes, voire les déloger de nos chevilles ou de nos mollets où elles avaient déjà commencé à se nourrir de notre sang. Au début, nous ne sentions absolument rien, mais avec un peu de pratique, nous arrivions à sentir les morsures des plus grosses (enfin des petites devenues grosses après s’être nourries sur nous GRR). De même, si au début nous écartions notre chaussette du bout des doigts afin d’apercevoir une ou plusieurs intrues, par la suite, nous plongions carrément les doigts dans la chaussette sans regarder pour tirer sans hésitation leurs corps glissants. Elles étaient si petites que souvent elles arrivaient à nous mordre à travers la chaussette puis elles passaient en dessous lorsqu’elles grossissaient : les coquines ! Les check-up étaient réguliers, nous nous félicitions intérieurement dès que nous évitions une sangsue par terre (bien sûr, cela n’était rien par rapport au nombre de celles qui nous grimpaient dessus) et les pauses se faisaient donc dans des endroits stratégiques. Pour ce premier midi, après avoir retiré chaussures et chaussettes pour enlever les sangsues plus malines que nous, nous avons même déjeuner les pieds dans l’eau, assis sur des pierres dans la petite rivière ! Le guide appelait cela la « jungle blood donation » (don de sang à la jungle). C’est fou ce que la plaie peut saigner une fois la sangsue retirée ! Nos chaussettes en fin de journée auraient pu en témoigner ! En deuxième partie de journée, la jungle était très boueuse, si bien que le guide a dû nous ouvrir une voie parallèle avec sa machette. Nous avons donc progressé encore plus lentement. 

Tout au long de la journée, nous avons observé des traces de pas d’éléphant facilement visibles dans la boue, leurs crottes et la végétation aplatie voire arrachée par leur passage. Elles dataient de trois ou quatre jours. Selon le guide, il s’agissait d’un troupeau et il y avait un bébé (il y avait des crottes moins volumineuses). Si de notre côté nous étions excités à chacune de ces découvertes, Happy, lui, n’avait pas l’air joyeux. Il nous a expliqué que quand il y a un petit, les éléphants sont plus agressifs et leur grand circuit dans la jungle (de plusieurs mois) devient incertain, qu’ils peuvent repasser plusieurs fois au même endroit en quelques jours ou rester sur place. Nous n’avions plus que quelques kilomètres à parcourir quand nous avons vu des excréments datant du matin même… 

Dans la dernière descente, Vincent a glissé et s’est tordu la cheville. Ça avait l’air d’aller, nous avons continué jusqu’à une petite clairière bordée par une rivière où nous allions passer la nuit. Il s’agissait maintenant de monter le camp, faire le feu et prendre un bain dans la rivière attenante avant que la nuit tombe.

 

Pour cette première fois, nous nous en sommes remis à Happy. Heureusement pour nous, le sol du campement était fait de sable, donc pas de sangsues pour venir nous embêter (enfin sauf les plus motivées) ! Avant tout, le guide a quand même commencé par dégager le sol des feuilles mortes et des mauvaises herbes, pour pouvoir voir et identifier rapidement si quelque chose arrivait pendant la nuit. Heu… Ne pouvait-il pas nous dire que c’était pour notre confort ? Ou qu’il aimait l’ordre et la propreté ? Il nous a appris que 80 pourcents de la vie animale était active la nuit. Bon, nous avions toujours la tente, n’est-ce pas ? Nous l’avons ensuite vu tailler des bouts de bois à la machette, les planter, les bloquer avec des grosses pierres, tendre des fils et en relativement peu de temps, le tour était joué. Il avait même prévu un fil pour faire sécher notre linge ! Enfin, il ne fallait rien espérer, avec cette humidité et l’absence de soleil perçant la canopée. Nous avons quand même monté notre tente igloo tous seuls, faut pas abuser ! Pendant ce temps, la cheville de Vincent gonflait et était devenue douloureuse à la marche. Nous avons ensuite récolté du bois et des feuilles mortes pour que le feu fasse beaucoup de fumée. C’était celle-ci que détectaient les animaux, qui leur envoyait le signal de notre présence et permettait de les garder à l’écart.

Après un bon bain dans la rivière, c’était l’heure de cuisiner. Là encore, Happy a pris les commandes et nous a répondu de nous reposer lorsque nous lui avons demandé comment l’aider. Il était très organisé et son plat était délicieux. Bien fatigués par cette première journée, nous n’avons pas tardé à filer nous coucher, remettant au lendemain la vaisselle du soir. Même si cela avait été difficile, nous avions vraiment adoré randonner dans la jungle, rien à voir avec le Népal, le dépaysement était au rendez-vous. Bercés par la symphonie des animaux de la nuit, nous avons rapidement sombré dans le sommeil, croisant les doigts pour que la cheville de Vincent se remette pendant ces quelques heures de repos.

Deuxième jour

 

A 7h du matin, quand le réveil a sonné, rien ne s’était passé pendant la nuit, même si nous avions vu plusieurs fois le guide allumer sa lampe torche. Les explications d’Happy de la veille avaient apparemment fait leur chemin dans la tête de Mélanie puisqu’elle avait très mal dormi et alternés cauchemars d’attaques d’animaux sauvages et périodes éveillées à guetter les sons de la nuit.

 

Nos yeux se sont ouverts sur une grosse sangsue, repue, qui attendait sagement sur la toile de tente qu’on veuille bien lui rendre sa liberté, alors qu’elle s’était nourrie tranquillement sur l’un de nous pendant la nuit. Nous avions dû la faire rentrer avec nous la veille au soir.

 

Une fois réveillés, la priorité a été de vérifier l’état de la cheville de Vincent. Elle était désormais très gonflée, rouge et douloureuse juste en posant le pied à plat, sans le poids du corps. Il a quand même essayé d’aller marcher mais il n’a même pas fait un pas. Alors avec un sac sur les épaules… Nous avons alors dû nous rendre à l’évidence : il était impossible de continuer à marcher aujourd’hui et même de faire demi-tour. Nous allions donc passer une journée sans bouger au camp. Aucun de nous trois n’a mis de temps à se rendormir...

 

Dans la matinée, Mélanie a décidé de manipuler la cheville de Vincent, on ne sait jamais, des fois que ce petit talus soit la source de son mal. La manipulation a été très douloureuse et Vincent a dû attendre un moment avant que la douleur vive ne passe.

 

La journée s’est étirée doucement, Vincent a beaucoup dormi mais il a été battu à plate couture par Happy qui a littéralement roupillé toute la journée ! Il s’est quand même réveillé rapidement pour le déjeuner. Pour lui, dormir était le seul moyen pour ne pas enchaîner cigarette sur cigarette. Bon, c’est vrai que c’est mieux.

 

C’est après en être rendue à chasser les papillons avec l’appareil photo que Mélanie a commencé à trouver le temps long. Vincent a baigné plusieurs fois sa cheville dans la rivière pour l’aider à dégonfler, s’appuyant sur son bâton de trek gardé du Népal. Mélanie l’a manipulé de nouveau dans l’après-midi, cela a été bien moins douloureux que la première fois.

 

En fin de journée, la douleur avait presque disparu et Vincent pouvait marcher (prudemment) sans douleur. Nous étions très surpris de ce résultat, nous qui nous étions fait à l’idée de devoir rebrousser chemin le lendemain ou après un nouveau jour de repos. Pourrions-nous continuer ? Était-ce raisonnable ?

Troisième jour

 

Après une nouvelle nuit sans encombre et un réveil à 7h, nous avons de nouveau examiné la cheville de Vincent. Celle-ci avait presque totalement dégonflé, il pouvait la bouger quasiment sans douleur et marcher sans boiter et sans douleur. Nous avons alors décidé de continuer, quitte à rebrousser chemin si cela n’allait pas. La pause du midi devait se faire au niveau d’un autre camp à 6 kilomètres (de montée), donc nous pourrions nous y arrêter en cas de besoin. Il resterait ensuite 2 kilomètres de montée puis 4 de descente.

 

Nous sommes ainsi partis confiants et bien entendu reposés. Après seulement un petit quart d’heure de marche, Happy nous a montré des excréments d’éléphants qui dataient de la nuit dernière… Décidément, il n’avait pas l’air rassuré quand il les évoquait.

 

Cette journée a encore une fois été plutôt longue et à la fin, voyant notre impatience, Happy nous faisait signe de continuer à avancer pendant qu’il se reposait quelques instants. Il affirmait que monter pour lui était plus difficile car il était petit. Culpabilisants un peu, nous lui avions pris quelques affaires au moment du déjeuner pour alléger son sac. Le sentier en montée était plus intéressant car plus technique.

 

Comme nous avions pris de l’altitude, il y avait beaucoup moins de boue et donc de sangsues. Happy disait qu’elles étaient trop paresseuses pour monter jusque-là. Bon, elles ont été remplacées par quelques moustiques plutôt voraces, mais on peut dire qu’il y avait du mieux de ce côté-là. Nous avons aussi randonné sous la pluie un bon moment. Comme nous étions déjà trempés de sueur, cette pluie ne nous a pas dérangé et mieux que cela, elle nous rafraîchissait.

Quand nous sommes arrivés au bout des 12 kilomètres, la nuit commençait déjà à tomber. Finalement cela avait bien été pour Vincent qui ne s’était pas plaint de sa cheville.

 

Juste avant de partir le matin, le guide nous avait confié qu’il était inquiet quant au niveau d’eau de la rivière que nous aurions à traverser le jour d’après. Sur le coup, nous n’avions pas relevé. En arrivant au camp le soir, il nous a dit d’emblée que le niveau était trop haut pour traverser la rivière, qu’avec le courant ce serait trop dangereux. D’après lui, cela pouvait descendre d’un jour sur l’autre. Fatigués de la journée, nous nous sommes dit que nous verrions ça le lendemain matin.

 

 

Pour l’heure, il fallait rapidement monter le camp. Happy devait être crevé car il nous a laissés nous débrouiller. Près du camp, les crottes d’éléphants dataient d’environ trois ou quatre jours et c’est sans doute pour cela qu’il était plus détendu, au point de ne pas raviver le feu qui s’éteignait pendant la soirée. 

Quatrième jour

 

Le lendemain, le niveau d’eau n’avait pas baissé, et Happy maintenait sa position : impossible de traverser. Il n’était pas question de faire demi-tour, et Vincent voulait aller voir ça de plus près, mais pas aussi tôt ! Nous avons donc replongé dans le sommeil.

 

Plus tard dans la matinée, Vincent a donc essayé de traverser. Ayant choisi un endroit avec le moins de courant possible, il s’est engagé petit à petit dans l’eau. Après trois ou quatre mètres, l’eau lui arrivait déjà au-dessus du nombril et il sentait que s’il avançait plus, il allait vraiment peiner à résister au courant. Et encore, il ne portait pas de sac qu’il fallait en plus maintenir au-dessus de l’eau pendant la traversée et qui risquait de le déséquilibrer. Happy avait donc raison, c’était impossible. Celui-ci dormait toujours à points fermés, comme l’avant-veille…

La rivière qu'il nous fallait traverser...
La rivière qu'il nous fallait traverser...

A présent, nous étions énervés que personne ne nous ait parlé du risque d’être coincés au bout de deux jours de marche. Quand Happy s’est finalement réveillé pour le déjeuner, nous lui avons fait part de notre agacement et sa réponse très calme et flegmatique nous a déroutés. Ce n’était clairement pas de sa faute, son travail était de nous conduire à travers la jungle en sécurité, c’était tout. Il allait même jusqu’à nous faire remarquer que nous n’avions pas le temps d’attendre que le niveau descende… Les rangers avaient bien dû nous mettre au courant. La nature elle, faisait bien ce qu’elle voulait. Nous étions d’accord sur ce dernier point mais nous aurions davantage hésité à partir si nous avions eu cette information dans la balance et nous étions certains que cela n’avait pas été le cas ! Même si sa réponse nous a semblé légère, nous avons senti sa sincérité et nous sommes dit que c’était comme ça ici. Il a ri de nous quand nous lui avons demandé pourquoi ils ne construisaient pas un pont pour traverser, comme au Népal. Et puis, il suffirait de traverser une seule fois puis de créer un nouveau chemin longeant la rivière. Ainsi, il n’y aurait plus de problème de niveau d’eau. Cela n’était pas envisageable, le trail était ainsi depuis toujours et il n’était pas question de construire quelque chose dans la jungle. Nous étions donc bel et bien coincés et il nous faudrait faire demi-tour le lendemain. Le guide a encore passé l’après-midi à dormir, alors que nous en avons profité pour avancer notre livre. Et rebelote, la chasse aux papillons, qui étaient attirés par l’odeur de nos chaussettes et de nos chaussures, nous a de nouveau occupés un moment. 

Cinquième jour

 

Le lendemain, après un nouveau réveil à 7 heures, nous avons constaté que le niveau d’eau avait baissé. Selon Happy, il était sûrement possible de traverser ! Cependant, plus tard sur le chemin, il y avait une autre traversée qui pourrait encore être impossible, car la rivière était plus profonde à cet endroit-là. Déjà faits à l’idée que nous allions faire demi-tour, nous ne savions plus quoi décider. Très vite, Happy nous a annoncé que selon lui, il ne restait plus assez de nourriture pour tenir jusqu’à la fin du trek. Eh oui, nous avions consommé deux jours de vivres les deux jours où nous étions restés aux camps et le guide avait en plus laissé une bonne dose de riz au camp précédent, au cas où. Et puis la veille, sachant que nous devions faire demi-tour, nous nous étions fait plaisir. Le camp démonté, prêts à partir, nous avons finalement décidé de ne pas continuer. Nous pensions que ce n’était pas raisonnable. C’est un peu déçus que nous avons rebroussé chemin. Au camp du soir, il était prévu que nous rencontrions les rangers (une trentaine) qui auraient débuté le nettoyage du chemin de trek le matin même.

 

Nous avons marché à un bon rythme toute la journée. Happy, qui était devant, a vu à deux reprises des gibbons noirs dans les arbres, animaux dont nous avions entendus les cris à plusieurs reprises ces derniers jours. Le temps de venir à son niveau, les gibbons étaient déjà en train de filer et nous entendions seulement le son décroissant de leur déplacement dans les feuillages, sans les voir. Happy nous a laissé passer devant. Nous avons vite compris qu’il fallait d’abord écouter avant de voir, et c’est l’oreille attentive aux bruits de feuillage que nous avancions. Ce sont en fait les bruits du battement des ailes de grands toucans que nous avons entendus. Nous les avons ensuite aperçus voler au-dessus des arbres. Et puis, Mélanie est enfin parvenue à voir un gibbon, mais encore une fois, c’était trop tard pour Vincent. Finalement, nous en avons repéré un nouveau, qui a en plus fait une petite pause dans les arbres, nous laissant tout le temps de bien nous placer pour le voir. La vitesse de ses déplacements dans les branches était vraiment impressionnante, il volait gracieusement d’arbre en arbre, en se tenant à peine. Nous étions ravis d’avoir eu la chance d’observer ces animaux sauvages quelques instants. Nous avons fait remarquer joyeusement à Happy que visiblement c’était la journée des animaux et qu’à ce rythme, nous allions peut-être voir un éléphant ! Mais lui n’a pas ri à cette remarque et c’est l’air très sérieux qu’il nous a dit qu’il ne voulait pas en voir et que les pachydermes avaient de « big ears » (grandes oreilles) donc qu’il ne fallait pas parler d’eux car ils pouvaient nous entendre. Il était visiblement très superstitieux notre guide (et craintif vis-à-vis des éléphants) !

 

Nous avons continué notre route, nous avancions bien, il était seulement 15h et il nous restait environ moins d’une heure pour arriver au camp. Happy disait que si on arrivait avant les rangers ce serait bien, car nous pourrions choisir la meilleure place, c’est-à-dire le plus loin de la jungle ! A un moment, nous avons traversé une zone où il y avait une forte odeur, et à y regarder de plus près, les fourrés étaient aplatis. Interrogeant Happy, il nous a dit que c’était une odeur de tigre ! Nous comprenions désormais d’où venait l’expression « ça sent le fauve » car avec l’humidité de l’air, l’odeur était vraiment forte ! Nous avons continué d’avancer et Happy s’est mis à taper fortement dans ses mains, de temps en temps. C’est à ce moment que nous avons compris que le toussotement qu’avait parfois Happy n’était pas dû à un rhume mais pour envoyer un signal de notre présence aux animaux. Il nous l’a confirmé.

 

A un moment, nous avons entendu quelque chose sur notre gauche, tout proche de nous. Nous nous sommes arrêtés pour mieux écouter et observer. Pour Mélanie, il s’agissait d’un nouveau bruit de feuillage, mais plutôt au niveau du sol, elle s’est dit que cela devait être un gibbon qui était descendu des arbres. Pour Vincent, c’était comme si un animal fouillait de sa pate dans les fourrés. Devant, Happy, qui regardait aussi, nous a fait signe de venir. Nous pensions qu’il voulait nous montrer ce que c’était. Alors que nous nous étions tournés sur notre gauche pour tenter de voir quelque chose, nous avons entendu un puissant cri juste derrière nous suivi d’un grave grognement. Une seconde de réaction le temps d’une bonne poussée d’adrénaline et Happy nous a fait signe : « Let’s go. » Nous ne nous sommes pas fait prier pour arrêter là nos observations. Nous avons marché le plus vite possible pour nous éloigner. Happy nous incitait à marcher toujours plus vite : « Faster ». Les pensées de Mélanie défilaient à pleine vitesse : « Qu’est-ce que c’était ? Le tigre que nous avions senti auparavant ? Mais c’est un prédateur le tigre, il peut donc nous prendre en chasse ! En même temps le premier cri ne ressemblait pas à un cri de tigre… Mais pourtant le grognement… ». Fermant la marche, après un rapide coup d’œil derrière elle, elle pressait Vincent d’avancer plus vite encore, ou de prendre sa place ! En effet, Vincent se sentait lui déjà en sécurité : nous étions trois, nous avions déjà bien avancé, et quoique c’était, il n’allait pas nous suivre.

 

Nous avons parcouru les deux derniers kilomètres en seulement 20 minutes. Dire que nous étions soulagés d’arriver au camp était un euphémisme ! Nous avons immédiatement interrogé Happy. Pour lui, ce que nous avons entendu au début était l’éléphanteau qui se baladait, plus actif que les adultes dans la journée. Derrière nous ensuite, c’était un adulte du troupeau qui nous menaçait, protégeant le petit. Nous ne savions pas qu’un éléphant pouvait grogner sourdement comme ça. Pour Happy, il était à environ 200 mètres. Mais lui qui avait une dizaine de mètres d’avance sur nous, il n’a pas entendu le grognement. Cela signifiait que l’éléphant devait vraiment être proche de nous ! Nous allions être contents de voir les rangers arriver, surtout pour la nuit ! Cette fois, nous avons lancé le feu avant de monter le camp. Vincent qui avait moins stressé que les autres, taquinait déjà Happy en disant que les éléphants nous avaient entendu parler d’eux avec leurs grandes oreilles. Mais une fois encore, Happy ne rigolait pas du tout et a même répondu à Vincent que s’il parlait comme ça et qu’après on se faisait attaquer, il sauverait sa peau d’abord !

 

 

Nous avons donc monté notre camp, pris une rincette dans la rivière avant que les rangers arrivent. Et c’est à ce moment-là qu’il s’est mis à pleuvoir, et pas qu’un peu ! Nous sentions même une couche d’eau se former sous notre tente et la toile devenait poreuse et mouillait nos affaires, à tel point que nous avons dû les sortir sur la bâche extérieure qui elle résistait mieux. Et puis les rangers ont commencé à arriver et Happy riait car ils devraient monter leur campement sous la pluie alors que nous nous étions (à peu près) au sec, en train de siroter un café bien chaud. Il leur a quand même préparé un café et ils ont posé leurs sacs sous notre abri. Finalement, nous étions dans une cuvette et alors que nous étions les premiers arrivés, nous avons été les derniers à terminer puisque nous avons dû déplacer notre tente. Nous n’avons pas vu beaucoup Happy de la soirée et nous avons entendu des ranger parler toute la nuit. 

Sixième jour

 

En nous réveillant le lendemain, Happy était déjà levé, assis près du feu. Il nous a expliqué qu’il avait en fait passé la nuit à garder le feu allumé en compagnie d’un de ses amis, pour tenir les éléphants loin du camp. Puis nous sommes partis dans un sens, les ranger de l’autre. Nous préférions partir de notre côté plutôt que du leur. Mais bon, ils étaient nombreux.

 

A la pause du midi, Happy nous a raconté l’aventure qui était arrivé à son copain avec qui il avait veillé toute la nuit. Son ami accompagnait un groupe de touristes pour un trek dans la jungle. Ils étaient arrivés au deuxième camp pour la nuit (avant la traversée de la rivière) et vers minuit, ils se sont faits attaqués par un groupe d’éléphants. Le guide est monté à un arbre bordant le campement et le couple de touristes s’est jeté dans la rivière et l’a traversé à la nage. Ils sont restés ainsi toute la nuit, les éléphants sont partis à 6h du matin et ce n’est qu’une heure plus tard que le guide et ses deux clients ont osé retourner au camp. Même si les éléphants avaient défoncé le camp et mangé les vivres, il y avait eu plus de peur que de mal. Nous comprenions mieux pourquoi le guide était préoccupé depuis le début et pourquoi il avait veillé toute la nuit, avec cet ami en particulier. Mélanie était contente d’entendre cette histoire seulement maintenant, car elle aurait sûrement bien eu du mal à dormir sereinement sous la tente !

La journée est passée rapidement, nous avons bien marché. Nous sommes arrivés tout crottés au bureau des rangers pour qu’ils vérifient (encore une fois à la louche) notre quantité de plastiques. C’est à ce moment que notre agacement de ne pas avoir été prévenus pour la rivière a ressurgi, et nous en avons fait part aux rangers, car pour nous ils auraient dû nous prévenir. Aucun d’entre eux ne s’est senti responsable, et ils ont bien ri quand Happy leur a raconté pour le pont. Nous, à ce moment-là, on ne riait pas.

Le bilan

 

Nous sommes contents de notre expérience dans la jungle qui a été très dépaysante. Au final, nous y sommes restés six jours, en ne croisant personne sauf les rangers pour la dernière soirée. Nous avons apprécié l’effort physique qui était particulier, nous nous sommes sentis chanceux de voir les quelques animaux dont nous avons croisé la route, nous avons aimé la petite dose d’adrénaline sans conséquence que nous avons expérimentée, nous avons adoré vivre en autonomie au beau milieu de la nature sauvage. Nous garderons en mémoire l’orchestre symphonique de ses habitants de jour comme de nuit, le mélange anarchique des végétaux inconnus dans notre climat tempéré. Enfin, nous tâcherons de nous souvenir de rester humbles devant cette nature toute puissante. Bien sûr, il subsistera également une petite dose de frustration devant ce trek inachevé, mais nous choisissons de valoriser l’expérience vécue et qui sait, peut-être aurons-nous l’occasion de revenir un jour ?